Economie islamique et réformisme musulman
L’idée d’une alternative économique islamique a pris naissance dans la pensée réformiste du XIXème siècle, celle des penseurs tels que Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1838/1897), dont les enseignements ont été surtout connus grâce à son disciple le grand juriste Muhammad Abdûh (1849/1905), à Muhammad Iqbâl (1873-1938) et Rashîd Ridhâ (1865/1935) pour ne citer que les figures les plus importantes. Le désir d’inclure la modernisation dans un cadre de référence islamique a contribué à la production d’un vaste mouvement de réforme appelé nahdha, renaissance. Ses protagonistes étaient tous d’avis que les générations actuelles avaient le devoir d’exercer l’effort d’interprétation, ijtihâd, si elles voulaient que l’Islam soit adapté au monde moderne.
C’est avec l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798 que tout a commencé. Le choc technologique fut alors plus important que celui des idéologies et en analysant les conditions sociales, économiques et politiques de leurs pays dominés alors par l’étranger, ces penseurs avaient estimé que le retard qu’ils accusent par rapport au monde moderne, avait pour origine l’hégémonie occidentale qui a profité de la sclérose de la religion musulmane, de la régression philosophique, intellectuelle et scientifique de l’Islam ainsi que la supériorité technologique et scientifique de l’Europe. Ce constat négatif, renforcé par le sentiment d’impuissance à relever le défi de la modernité, les a poussés à solliciter l’Islam tout à la fois en tant que religion, mode de vie et tradition de pensée. Mais un islam auquel on a cherché à redonner une vitalité nouvelle, un islam plus souple, plus ouvert, capable d’assimiler la modernité technologique nécessaire au renforcement de sa puissance.
Ces auteurs, qui réfutaient l’idée que l’Islam soit responsable de la régression des peuples musulmans, disaient ceci : nous sommes restés à la traîne et coupés du monde moderne, nous devons regarder en direction de l’Occident pour y puiser notre inspiration, afin d’acquérir la technologie nécessaire à notre renouveau, mais nous devons aussi prendre garde car l’Occident est matérialiste et nous devons conserver notre foi, même si cela entraîne qu’on applique une nouvelle spiritualité musulmane qui soit fidèle à celle de nos pères, mais ouverte en même temps sur la modernité. Selon ce mouvement, la tradition musulmane, faisant front aux défis de la modernité, doit faire revivre la foi des pieux ancêtres salaf. Contrairement à une certaine élite, qui conçoit la modernité comme une absorption et un transfert pur et simple de la technologie occidentale, les réformateurs musulmans militaient contre une rupture entre passé et présent et cherchaient à concilier les réalisations de la modernité et l’héritage islamique.
Mais cette pensée réformiste, imprégnée de l’esprit progressiste de la nahdha ne transmettra pas à ses successeurs modernes le même esprit évolutif. Ces derniers, à l’instar du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna (1906-1949), prendront comme unique point de référence la société islamique naissante et le retour aux sources régénératrices du Coran, du hadith et de la vie exemplaire du prophète. Dans ce domaine, le monde indien fournira son contingent le plus important de théoriciens et donnera naissance à des mouvements et associations dont le rayonnement dépassera les frontières du sous-continent. Parmi les théoriciens les plus actifs, Sayyid Abû l-‘Alâ al-Mawdûdî (1925-1979) fut la personnalité la plus représentative. Théologien, journaliste et fondateur en 1941 de la jama’at i islami, une organisation fondamentaliste violemment anti-hindouiste, il fut l’un des plus influents penseurs islamistes contemporains. Son plan de société islamique devait se faire en totale rupture avec l’emprise que la culture et les idées occidentales avaient acquises sur l’élite aussi bien que sur les masses musulmanes, car l’Islam avait son propre code de vie, sa propre culture, ses propres systèmes politique et économique, une philosophie et un système éducatif qui sont bien supérieurs à tout ce que la civilisation occidentale pouvait offrir. « Je voulais, dit-il, les débarrasser de l’idée fausse qu’ils avaient besoin d’emprunter à d’autres en matière de culture et de civilisation ». Il milita donc, par ses écrits, à la création rapide d’un Etat islamique, tel qu’il était prôné dans son livre al-islâm ka nidhâm al-hayât. Ce modèle de réislamisation verra un début de concrétisation avec la naissance du Pakistan, en 1947 ce qui va donner à al-Mawdûdî un forum supplémentaire pour l’action.
Ce qui paressait paradoxal pour al-Mawdûdî comme pour ses disciples, c’est que l’Islam, en tant que système total s’immisçant dans tous les aspects de la vie publique et privée, soit resté à l’écart du domaine économique subissant sans réagir le dictat des systèmes tour à tour socialiste, communiste ou libéral. C’est à ce propos qu’il avait forgé le concept « d’économie islamique». Comme pour les autres sujets, son exposé dans ce domaine était fort sur les principes généraux, mais faible sur les détails.
Vers les années 1950, les œuvres de Mawdûdî (al-dîn al qawîm La Religion Vraie ; nazariyyât al-islâm al-siyâsiyya Les Théories politiques de l’Islam et manhaj al-inqilâb al-islâmî Le Processus de la Révolution Islamique), ont commencé à circuler au Caire à travers les traductions réalisées par lajnat al-shabâb al-muslim (comité de la jeunesse musulmane) des Frères musulmans. Mawdûdî était pour les Ikwân différent des autres réformateurs dans son approche analytique des circonstances de l’islam contemporain et dans sa manière de répondre aux attentes de la jeunesse musulmane en résolvant le dilemme entre éducation et activisme politique. C’est suivant la doctrine de Mawdûdî que l’Islamisme- et je reprends ici la définition qui en a été donnée par Maxime Rodinson comme étant l’« aspiration à résoudre au moyen de la religion musulmane tous les problèmes sociaux et politiques, et simultanément restaurer l’intégralité du dogme », s’était efforcé, dès les années 1970, de faire jouer à cette religion un rôle qui lui manquait jusque-là, dans l’inspiration d’un modèle économique qui trouverait sa source dans le patrimoine religieux et qui permettrait l’instauration d’un nouvel ordre économique et social dans lequel s’uniraient le matériel et le spirituel.
L’économie islamique comme modèle de développement économique et social
Au lendemain de leur indépendance, les pays arabes ont tous étés confrontés à la question du sous-développement. La croissance économique, elle seule, permettrait de combler leur retard par rapport à l’Occident avancé. L’idée de développement est conçue comme la transition d’une société traditionnelle, avec sa culture et ses valeurs perçues comme autant d’obstacles au développement et comme un facteur de blocage, à une société moderne. Une décennie plus tard, l’échec du modèle de croissance succédant aux indépendances, va susciter une critique des théories du sous-développement débouchant sur le courant dit tiers-mondiste. On fustige alors les théories de modernisation et d’occidentalisation à outrance : dépendance, inégalité de développement, évacuation de la dimension culturelle et aliénation. On affirme alors que le développement est un processus complexe où se mêlent le politique, l’économique, le culturel et le social.
La croissance n’est toujours pas au rendez-vous au moment où s’achève la deuxième décennie pour le développement. Sur le plan économique on constate même une aggravation du déséquilibre financier, une explosion de la dette extérieure, et sur le plan social et culturel un échec du processus d’occidentalisation qui s’est traduit par l’insertion des seules élites dans la modernité de l’Occident, tandis que les masses s’étaient davantage marginalisées. Ce sera pour plusieurs pays, la décennie de l’ajustement structurel, euphémisme désignant un ensemble complexe de mesures destinées à transformer les structures administratives, économiques et financières des Etats pour leur permettre de résister à la crise, de relancer leur économie et surtout de payer leurs dettes.
Bien que ces programmes aient eu des effets positifs sur les grands équilibres financiers, leur coût social a été très lourd : aggravation du chômage, diminution du niveau de vie, dégradation des services d’enseignement et de santé et, malgré les programmes d’accompagnement social, des troubles graves se sont produits dans plusieurs pays. On se résigne alors, dans cette partie du monde, à l’idée que l’on n’est plus en mesure de relever le défi de la modernité. C’est l’époque des bilans plutôt négatifs qui ont vu s’accumuler sur presque trois décennies plusieurs échecs : celui du développement économique et de l’industrialisation comme stratégie sociale, celui des identités nationales et de l’unité arabe, celui des capacités d’intégration étatiques sur le plan des normes et valeurs. Un contexte de crise se développe partout touchant les couches les plus défavorisées atteintes par les mesures draconiennes de restructuration économique. Sur le plan géopolitique, le modèle d’une nation arabe unifiée cède progressivement la place au mythe de l’unité islamique dont l’avènement a été continuellement entravé, semble-t-il, par les manœuvres de l’impérialisme occidental qui a affaibli les musulmans en favorisant le morcellement du monde islamique en autant de nations. Sur le plan culturel, le recul des mouvements nationalistes arabes modernistes actuellement constaté dans la totalité des Etats musulmans annonce l’orientation inverse de celle prônée par le nationalisme arabe. Sur le plan identitaire, ces décennies de développement seraient en fait celles des tiraillements entre l’aspiration à l’universalité et la quête infructueuse d’une authenticité qui demeure introuvable. Ni le libéralisme ni le tiers-mondisme n’ont réussi à donner à l’homme arabe une identité culturelle précise. La revendication aujourd’hui d’une identité islamique, est la preuve que cette généalogie est toujours aussi incertaine qu’imprécise. Ce désenchantement est d’autant plus frustrant qu’il s’accompagne de la perception de l’expansion d’un modèle unique de civilisation s’imposant culturellement à tous, mais au demeurant matériellement de moins en moins accessible à une large frange de l’humanité. Dans ce contexte, le fondement historique de l’identité n’y est donc pas la nation, comme en Occident, mais l’appartenance à la communauté des croyants, oumma, d’où l’opposition de l’islamisme à tout mouvement arabo-musulman prônant la laïcité et la défense de l’identité autochtone. C’est alors que l’élément pétrolier, et les liquidités importantes qu’il a générées, viennent à conférer à l’Arabie Saoudite un prestige et une réelle puissance au sein du monde arabe lui donnant le sentiment qu’elle était investie de la mission d’assurer le renouveau tajdîd de la religion musulmane où qu’elle soit.
Compte tenu de tous ces facteurs on assiste, progressivement, à une islamisation de l’univers social, politique et culturel. Dans le domaine de l’édition et au nom de ce retour aux sources, prolifèrent la publication des œuvres valorisant l’héritage islamique du passé : des livres présentent le point de vue de l’Islam par rapport aux questions du jour comme l’Islam et la femme, l’Islam et l’économie, l’Islam et la biologie, etc. Toute cette production, naïve et complaisante, est offerte à très bon marché à des lecteurs crédules, unilingues, souvent peu instruits mais avides d’islam et prêts à tout croire sans la moindre capacité critique.
Dans le domaine des théories de politique économique, les pays arabes dits sous-développés envisagent l’avenir avec un certain désarroi. La voie capitaliste et la voie socialiste ne sont plus considérées comme des alternatives viables ou possibles. Sur la base de la réfutation de ces modèles de développement, perçus comme une occidentalisation, une pensée va puiser ses repères et ses nouvelles références dans la religion. Dans ce contexte, le référent islamique prendra dans le domaine de la pensée en général, le relais des théories moderniste, libérale et tiers-mondiste. Tout en conservant parfois les formes discursives du tiers-mondisme, cette idéologie va revendiquer une identité non plus arabe, mais supranationale islamique, en brandissant un contre-projet puisé cette fois dans le patrimoine religieux dans lequel on oppose au nationalisme arabe, souvent laïc, l’intérêt unitaire et panislamique d’une communauté plus vaste, celle des croyants et en cherchant à apporter la justice et l’établissement de relations harmonieuses pour l’humanité toute entière. On mobilise pour cette tâche et dans le cadre d’impératifs idéologiques préalablement fixés, le plus grand nombre possible de centres et d’instituts dans lesquels des spécialistes de l’Islam, des experts économistes, des financiers sont appelés à définir ce qui est désormais appelé économie islamique.
source: leconomistemaghrebin.com
C’est avec l’expédition de Bonaparte en Egypte en 1798 que tout a commencé. Le choc technologique fut alors plus important que celui des idéologies et en analysant les conditions sociales, économiques et politiques de leurs pays dominés alors par l’étranger, ces penseurs avaient estimé que le retard qu’ils accusent par rapport au monde moderne, avait pour origine l’hégémonie occidentale qui a profité de la sclérose de la religion musulmane, de la régression philosophique, intellectuelle et scientifique de l’Islam ainsi que la supériorité technologique et scientifique de l’Europe. Ce constat négatif, renforcé par le sentiment d’impuissance à relever le défi de la modernité, les a poussés à solliciter l’Islam tout à la fois en tant que religion, mode de vie et tradition de pensée. Mais un islam auquel on a cherché à redonner une vitalité nouvelle, un islam plus souple, plus ouvert, capable d’assimiler la modernité technologique nécessaire au renforcement de sa puissance.
Ces auteurs, qui réfutaient l’idée que l’Islam soit responsable de la régression des peuples musulmans, disaient ceci : nous sommes restés à la traîne et coupés du monde moderne, nous devons regarder en direction de l’Occident pour y puiser notre inspiration, afin d’acquérir la technologie nécessaire à notre renouveau, mais nous devons aussi prendre garde car l’Occident est matérialiste et nous devons conserver notre foi, même si cela entraîne qu’on applique une nouvelle spiritualité musulmane qui soit fidèle à celle de nos pères, mais ouverte en même temps sur la modernité. Selon ce mouvement, la tradition musulmane, faisant front aux défis de la modernité, doit faire revivre la foi des pieux ancêtres salaf. Contrairement à une certaine élite, qui conçoit la modernité comme une absorption et un transfert pur et simple de la technologie occidentale, les réformateurs musulmans militaient contre une rupture entre passé et présent et cherchaient à concilier les réalisations de la modernité et l’héritage islamique.
Mais cette pensée réformiste, imprégnée de l’esprit progressiste de la nahdha ne transmettra pas à ses successeurs modernes le même esprit évolutif. Ces derniers, à l’instar du fondateur des Frères musulmans, Hassan al-Banna (1906-1949), prendront comme unique point de référence la société islamique naissante et le retour aux sources régénératrices du Coran, du hadith et de la vie exemplaire du prophète. Dans ce domaine, le monde indien fournira son contingent le plus important de théoriciens et donnera naissance à des mouvements et associations dont le rayonnement dépassera les frontières du sous-continent. Parmi les théoriciens les plus actifs, Sayyid Abû l-‘Alâ al-Mawdûdî (1925-1979) fut la personnalité la plus représentative. Théologien, journaliste et fondateur en 1941 de la jama’at i islami, une organisation fondamentaliste violemment anti-hindouiste, il fut l’un des plus influents penseurs islamistes contemporains. Son plan de société islamique devait se faire en totale rupture avec l’emprise que la culture et les idées occidentales avaient acquises sur l’élite aussi bien que sur les masses musulmanes, car l’Islam avait son propre code de vie, sa propre culture, ses propres systèmes politique et économique, une philosophie et un système éducatif qui sont bien supérieurs à tout ce que la civilisation occidentale pouvait offrir. « Je voulais, dit-il, les débarrasser de l’idée fausse qu’ils avaient besoin d’emprunter à d’autres en matière de culture et de civilisation ». Il milita donc, par ses écrits, à la création rapide d’un Etat islamique, tel qu’il était prôné dans son livre al-islâm ka nidhâm al-hayât. Ce modèle de réislamisation verra un début de concrétisation avec la naissance du Pakistan, en 1947 ce qui va donner à al-Mawdûdî un forum supplémentaire pour l’action.
Ce qui paressait paradoxal pour al-Mawdûdî comme pour ses disciples, c’est que l’Islam, en tant que système total s’immisçant dans tous les aspects de la vie publique et privée, soit resté à l’écart du domaine économique subissant sans réagir le dictat des systèmes tour à tour socialiste, communiste ou libéral. C’est à ce propos qu’il avait forgé le concept « d’économie islamique». Comme pour les autres sujets, son exposé dans ce domaine était fort sur les principes généraux, mais faible sur les détails.
Vers les années 1950, les œuvres de Mawdûdî (al-dîn al qawîm La Religion Vraie ; nazariyyât al-islâm al-siyâsiyya Les Théories politiques de l’Islam et manhaj al-inqilâb al-islâmî Le Processus de la Révolution Islamique), ont commencé à circuler au Caire à travers les traductions réalisées par lajnat al-shabâb al-muslim (comité de la jeunesse musulmane) des Frères musulmans. Mawdûdî était pour les Ikwân différent des autres réformateurs dans son approche analytique des circonstances de l’islam contemporain et dans sa manière de répondre aux attentes de la jeunesse musulmane en résolvant le dilemme entre éducation et activisme politique. C’est suivant la doctrine de Mawdûdî que l’Islamisme- et je reprends ici la définition qui en a été donnée par Maxime Rodinson comme étant l’« aspiration à résoudre au moyen de la religion musulmane tous les problèmes sociaux et politiques, et simultanément restaurer l’intégralité du dogme », s’était efforcé, dès les années 1970, de faire jouer à cette religion un rôle qui lui manquait jusque-là, dans l’inspiration d’un modèle économique qui trouverait sa source dans le patrimoine religieux et qui permettrait l’instauration d’un nouvel ordre économique et social dans lequel s’uniraient le matériel et le spirituel.
L’économie islamique comme modèle de développement économique et social
Au lendemain de leur indépendance, les pays arabes ont tous étés confrontés à la question du sous-développement. La croissance économique, elle seule, permettrait de combler leur retard par rapport à l’Occident avancé. L’idée de développement est conçue comme la transition d’une société traditionnelle, avec sa culture et ses valeurs perçues comme autant d’obstacles au développement et comme un facteur de blocage, à une société moderne. Une décennie plus tard, l’échec du modèle de croissance succédant aux indépendances, va susciter une critique des théories du sous-développement débouchant sur le courant dit tiers-mondiste. On fustige alors les théories de modernisation et d’occidentalisation à outrance : dépendance, inégalité de développement, évacuation de la dimension culturelle et aliénation. On affirme alors que le développement est un processus complexe où se mêlent le politique, l’économique, le culturel et le social.
La croissance n’est toujours pas au rendez-vous au moment où s’achève la deuxième décennie pour le développement. Sur le plan économique on constate même une aggravation du déséquilibre financier, une explosion de la dette extérieure, et sur le plan social et culturel un échec du processus d’occidentalisation qui s’est traduit par l’insertion des seules élites dans la modernité de l’Occident, tandis que les masses s’étaient davantage marginalisées. Ce sera pour plusieurs pays, la décennie de l’ajustement structurel, euphémisme désignant un ensemble complexe de mesures destinées à transformer les structures administratives, économiques et financières des Etats pour leur permettre de résister à la crise, de relancer leur économie et surtout de payer leurs dettes.
Bien que ces programmes aient eu des effets positifs sur les grands équilibres financiers, leur coût social a été très lourd : aggravation du chômage, diminution du niveau de vie, dégradation des services d’enseignement et de santé et, malgré les programmes d’accompagnement social, des troubles graves se sont produits dans plusieurs pays. On se résigne alors, dans cette partie du monde, à l’idée que l’on n’est plus en mesure de relever le défi de la modernité. C’est l’époque des bilans plutôt négatifs qui ont vu s’accumuler sur presque trois décennies plusieurs échecs : celui du développement économique et de l’industrialisation comme stratégie sociale, celui des identités nationales et de l’unité arabe, celui des capacités d’intégration étatiques sur le plan des normes et valeurs. Un contexte de crise se développe partout touchant les couches les plus défavorisées atteintes par les mesures draconiennes de restructuration économique. Sur le plan géopolitique, le modèle d’une nation arabe unifiée cède progressivement la place au mythe de l’unité islamique dont l’avènement a été continuellement entravé, semble-t-il, par les manœuvres de l’impérialisme occidental qui a affaibli les musulmans en favorisant le morcellement du monde islamique en autant de nations. Sur le plan culturel, le recul des mouvements nationalistes arabes modernistes actuellement constaté dans la totalité des Etats musulmans annonce l’orientation inverse de celle prônée par le nationalisme arabe. Sur le plan identitaire, ces décennies de développement seraient en fait celles des tiraillements entre l’aspiration à l’universalité et la quête infructueuse d’une authenticité qui demeure introuvable. Ni le libéralisme ni le tiers-mondisme n’ont réussi à donner à l’homme arabe une identité culturelle précise. La revendication aujourd’hui d’une identité islamique, est la preuve que cette généalogie est toujours aussi incertaine qu’imprécise. Ce désenchantement est d’autant plus frustrant qu’il s’accompagne de la perception de l’expansion d’un modèle unique de civilisation s’imposant culturellement à tous, mais au demeurant matériellement de moins en moins accessible à une large frange de l’humanité. Dans ce contexte, le fondement historique de l’identité n’y est donc pas la nation, comme en Occident, mais l’appartenance à la communauté des croyants, oumma, d’où l’opposition de l’islamisme à tout mouvement arabo-musulman prônant la laïcité et la défense de l’identité autochtone. C’est alors que l’élément pétrolier, et les liquidités importantes qu’il a générées, viennent à conférer à l’Arabie Saoudite un prestige et une réelle puissance au sein du monde arabe lui donnant le sentiment qu’elle était investie de la mission d’assurer le renouveau tajdîd de la religion musulmane où qu’elle soit.
Compte tenu de tous ces facteurs on assiste, progressivement, à une islamisation de l’univers social, politique et culturel. Dans le domaine de l’édition et au nom de ce retour aux sources, prolifèrent la publication des œuvres valorisant l’héritage islamique du passé : des livres présentent le point de vue de l’Islam par rapport aux questions du jour comme l’Islam et la femme, l’Islam et l’économie, l’Islam et la biologie, etc. Toute cette production, naïve et complaisante, est offerte à très bon marché à des lecteurs crédules, unilingues, souvent peu instruits mais avides d’islam et prêts à tout croire sans la moindre capacité critique.
Dans le domaine des théories de politique économique, les pays arabes dits sous-développés envisagent l’avenir avec un certain désarroi. La voie capitaliste et la voie socialiste ne sont plus considérées comme des alternatives viables ou possibles. Sur la base de la réfutation de ces modèles de développement, perçus comme une occidentalisation, une pensée va puiser ses repères et ses nouvelles références dans la religion. Dans ce contexte, le référent islamique prendra dans le domaine de la pensée en général, le relais des théories moderniste, libérale et tiers-mondiste. Tout en conservant parfois les formes discursives du tiers-mondisme, cette idéologie va revendiquer une identité non plus arabe, mais supranationale islamique, en brandissant un contre-projet puisé cette fois dans le patrimoine religieux dans lequel on oppose au nationalisme arabe, souvent laïc, l’intérêt unitaire et panislamique d’une communauté plus vaste, celle des croyants et en cherchant à apporter la justice et l’établissement de relations harmonieuses pour l’humanité toute entière. On mobilise pour cette tâche et dans le cadre d’impératifs idéologiques préalablement fixés, le plus grand nombre possible de centres et d’instituts dans lesquels des spécialistes de l’Islam, des experts économistes, des financiers sont appelés à définir ce qui est désormais appelé économie islamique.
source: leconomistemaghrebin.com